Entretien avec Alessandro Bosetti et David Christoffel a l’occasion de « Consensur Partium » Composition, David Christoffel et Alessandro Bosetti Commande du Festival d’Automne à Paris.
Vincent Théval : La commande du Festival d’automne était-elle spécifiquement liée à l’église Saint-Eustache ?
David Christoffel : Oui. Et comme nous sommes tous les deux habitués à la création radiophonique, à des textures acoustiques mates, nous avions presque l’impression d’une contre-proposition. C’est bien à ce titre, à partir de là, qu’elle nous a intéressés.
Comment votre travail de composition est-il influencé par ce cadre ?
David Christoffel : L’architecture dessine un espace commun. Comme il est très grand, il n’est presque plus enveloppant. Et là où l’écriture musicale s’en trouve influencée dès le début, c’est dans le choix de l’effectif. Prendre le parti de n’avoir que des cuivres est un choix directement lié à l’espace acoustique. Si la trompette arrive avec un héritage symbolique renforcé par le cadre cultuel, le choix de l’assortir d’un cor et d’un tuba dit bien que c’est davantage en dialogue avec le patrimoine musical que nous nous plaçons.
Alessandro Bosetti : Cet espace architectural m’a immédiatement rappelé le théâtre de la mémoire classique, comme enseigné dans la rhétorique latine, par Cicéron par exemple, et souvent repris à la Renaissance, un espace mental dans lequel placer des mots et des concepts qu’on voudrait mémoriser. Le problème, quand on se trouve dans un espace réel de cette taille, c’est que les objets sonores qui y sont placés ne restent pas à leur place mais s’échappent dans tous les sens, ils se brouillent par l’écho et la réverbération des autres et ont vocation à se promener dans toute la nef. Il y a une forte tension entre une polyphonie radiophonique et imaginaire, où les objets sonores sont bien localisés et détachés les uns des autres, et un véritable espace physique où tout se confond. Dans l’un des chapitres, A neoplatonic organisation of the kitchen, qui est en fait un madrigal, la scansion de l’espace de ma petite cuisine marseillaise et de la myriade d’objets qu’elle contient se superpose précisément à l’architecture de Saint-Eustache, donnant naissance à un théâtre mnémonique sous forme de partition.
Vincent Théval : Comment se compose l’instrumentarium ?
Alessandro Bosetti : C’est un double trio plus deux. Trois voix, trois cuivres auxquels répondent les interventions de David et moi. C’est aussi la tradition la plus évidente (Gabrieli, Monteverdi) quand il s’agit de ce type d’espaces immenses. L’instrumentation ici est une image-miroir du dispositif radiophonique qui, lui, fonctionne dans un espace virtuel. Le son de l’église est complètement “wet” et flou, il réverbère, quand le son radio est “dry”, net, précis, découpé.
Vincent Théval : Qu’est-ce qu’une “voix radiophonique” ?
Alessandro Bosetti : C’est une voix qui est proche et lointaine en même temps. Intime et étrangère. C’est bien ambigu, il faudrait s’en méfier.
David Christoffel : Le musicien Pascal Ayerbe a dit un jour que c’est une voix “dont on entend qu’elle sait qu’elle parle dans un micro”. J’en déduis que c’est une voix que l’on peut écouter dans son dialogue avec sa propre réflexivité, quitte à laisser flotter la structure de ce qui peut penser en elle. Ça tient souvent dans une projection vocale en cours de négociation avec sa juste portée, tenue dans une tension paradoxalement paisible.
Vincent Théval : Vous définissez Consensus Partium comme un oratorio, une œuvre où la voix est donc centrale. Quelle est la place et le mode d’intervention du Trio Déclic ?
David Christoffel : La voix est permanente mais peut-être pas toujours centrale. Comme nous travaillons en séquences, nous avons tendance à la faire évoluer dans ses possibilités et ses fonctions. Certaines voix pourront dissiper l’enchantement ourdi par l’univers sonore instrumental et, pourquoi pas, se laisser détourner de leurs lignes, de leurs caractères.
Vincent Théval : Comment envisagez-vous l’équilibre entre voix, musique et sons ?
Alessandro Bosetti : Très déséquilibré, asymétrique. Il y a des sons qui sont partout, qui remplissent chaque recoin de l’univers et il y a des sons presque cachés ou minuscules – comme ceux de la voix de la cantatrice Joséphine dans l’ultime récit de Franz Kafka, qui n’est spéciale en rien et pourtant tellement extraordinaire.
David Christoffel : Et parfois dynamique dans l’asymétrie.
Vincent Théval :Vous vous intéressez à l’homélie pour sa dimension prosodique. La scansion est ici primordiale ?
Alessandro Bosetti : Coupe, découpe, recoupe. Nous sommes tous les deux des hommes de syntaxe et de radio. Nous ne sommes pas des groove men. Nous avons l’habitude et l’obsession des ciseaux et de la ponctuation. Donc réfléchir aux proportions est incontournable, aux symétries et asymétries possibles et impossibles, comme celle entre sec et mouillé ou encore celle entre proche et lointain.
David Christoffel : L’hypothèse serait que la longueur des phrases dépend de la durée de l’écho. Mais elle déborde avant d’avoir pu se vérifier. Comme nous avons remonté les différentes parties de la phrase pour tester, c’est en laissant jouer un temps de retour que pourra se réfléchir la fin de la phrase précédente. Embellie l’homélie d’intensité tonnante.
Vincent Théval : Quid des textes : y a-t-il une sorte de narration ?
Alessandro Bosetti : Oui. Combinatoire, modulaire et mnémonique. C’est une avalanche de fragments. Chaque chapitre, qu’il soit signé par moi ou par David, suit des règles du jeu différentes. Une dialectique et une danse entre des extrêmes à équilibrer.
Vincent Théval : Pouvez-vous donner quelques exemples de ces différentes “règles du jeu” ?
David Christoffel : Pour que l’ensemble puisse épouser des ambitions infinies et, par sagesse, indéfinies, elles vont se répercuter sur différentes manières de fragmenter la parole ou de spectraliser son articulation, d’harmoniser l’emportement expressif jusqu’à schématiser l’emphase. Cela pourra aller du comparatif de poids des voyelles jusqu’à la mise en texte du spectre harmonique du cor, la sérialisation pointillisée des dynamiques…
Vincent Théval : La “structure générale” de l’œuvre, c’est-à-dire la façon dont les différentes pièces sont associées, obéit à une logique presque mathématique, théorisée à la Renaissance… D’où vient cette idée et comment l’avez-vous mise en œuvre ?
Alessandro Bosetti : Le consensus entre les parties est un équilibre entre des choses incomparables. De langues incomparables. L’ordre harmonique de l’utopie du néoplatonisme de la Renaissance ne fonctionne plus dans notre monde excessivement asservi à une certaine vision de la technique. Ou bien il fonctionne à la condition de vouloir rapporter des choses incomparables entre elles, telles que des adjectifs et des fruits, des souvenirs et des intervalles musicaux, des nombres et des affects. Les mathématiques ne sont d’aucune utilité dans la recherche de ce consensus car les mathématiques ne sont qu’un des mille termes de ces équations.
Récemment, j’ai trouvé une phrase du compositeur Salvatore Sciarrino qui décrit peut-être le sentiment de ma pratique et celle de David en disant qu’il a toujours envisagé l’acte créatif en le regardant depuis une métaphore en surplomb.
David Christoffel : Comme il s’agit d’un principe d’organisation, il est important qu’il n’ait pas de principe lui-même. Au risque d’un trop-plein de réverbération dans la recherche du fondement, il n’y a pas davantage de raison à y recourir qu’il ne pourra en trouver dans son exercice. “Il n’est pas utile de toujours nous observer quand nous écrivons : nous en serions distraits”, écrit Sciarrino dans L’Origine des idées subtiles.
Vincent Théval : Chacun compose de son côté pour cette œuvre. Comment anticipez-vous le travail de l’autre ?
Alessandro Bosetti : Nous ne l’anticipons pas. Nous sommes constamment surpris et pratiquons sans cesse le montage.
David Christoffel : Et comme la pulsation de l’un peut ressurgir dans le caractère de l’autre, les renvois procèdent aussi dans les décalages entre nos appropriations des matériaux que nous échangeons.
Vincent Théval : Comment cette nouvelle œuvre s’inscrit-elle dans votre travail sur les formes radiophoniques ?
David Christoffel : S’il doit y avoir un point commun entre les docu-fictions que je produis pour la radio et mes opéras parlés, c’est sans doute de chercher par la musique une prise sur la patine énonciative des voix, quelque chose d’une épaisseur de polyvocité. Et comme Alessandro a peut-être plus confiance que moi dans la musicalité de la parole, je veux profiter de ce Consensus partium pour explorer ce que pourrait être un chant des nœuds de la parole qui puisse me donner un imaginaire commun pour la composition pour la “bande”, pour les voix et pour les cuivres.
Alessandro Bosetti : La pratique de l’art radiophonique m’a souvent amené vers des formes de théâtre sonore complément dépourvu de visuel et qui pourrait ressembler à des oratorios. Qu’il s’agisse des paysages vocaux de Journal de Bord ou de Portraits de voix, du huis-clos de Regular Measures ou ici de l’énorme résonateur de Saint-Eustache, on a toujours à faire à un espace paradoxal, qui est le propre de la radio. Dans ces oratorios, la scène est remplacée par un dispositif et le scénario est plutôt une situation qui module des relations entre des êtres sonores toujours à la recherche de ce fameux consensus partium.